Ou la dimension panoptique de l’image
En découvrant le film Bird, une réflexion m’est venue autour d’un autre statut que l’image aurait acquis depuis la création du smartphone.
J’aborde ce sujet dans mon cours Image, mais principalement à travers sa dimension spectaculaire — publicité, influence, politique, art.
Ce que le film d’Andrea Arnold m’a révélé, c’est la manière dont l’image s’est glissée dans notre quotidien, non plus pour sublimer ou représenter, mais pour agir et parfois être menaçante.
De la mémoire au contrôle : l’évolution de l’acte de photographier
Il fut un temps où prendre une photo relevait du souvenir, du voyage. L’acte de capter en images était réservé aux moments que l’on souhaitait immortaliser. Aujourd’hui on dégaine son smartphone non pas pour des raisons pulsionnelles « scopiques » – pour le plaisir de voir – mais pour une autre raison, pulsionnelle pragmatique : faire preuve.
Capter, c’est agir : quand l’image devient une arme sociale
« Je capte, donc j’aurai la preuve que… » Cette pensée, quasi instinctive désormais, nous habite tous et illustre la nouvelle nature de l’image.
On ressent le besoin de tout capter et les capacités de nos smartphones nous le permettent, on mitraille le contenu de notre assiette, le concert, le chat de notre voisine, le type qui se jette sous la rame de métro, nos ébats…

La sémantique de la prise de vue est d’ordre militaire: on mitraille, on vise, on cible, on tire le portrait. « Tintin et le Lotus bleu », Hergé, 1949
L’image via le smartphone, témoin et justicier du quotidien
Cette image-arme revêt plusieurs fonctions :
- Elle est un outil de protection. Avant même d’être une preuve, l’acte de capter en images est une dissuasion, elle sous-entend une possibilité de diffusion, d’une trace indélébile. Elle peut, dans une situation tendue « calmer » un agresseur et nous protéger d’un danger imminent.
Dans la seconde moitié du film, Bailey l’héroïne adolescente rend visite à Peyton, sa mère.
Le compagnon de celle-ci, Skate est furieux, naît une dispute qui dégénère et Skate profère des menaces de mort à l’encontre de Peyton. À ce moment-là, Bailey sort son téléphone et filme l’altercation menaçant de l’utiliser en cas de malheur.



Bird, Andrea Arnold, 2024
La fonction « prouver en documentant » et ses conditions d’exercice, que l’image possédait déjà, a été bouleversée, désormais elle peut aussi menacer.
- Elle est un instrument de dénonciation : À l’ère des réseaux sociaux, elle permet d’exposer publiquement des comportements jugés répréhensibles par la société, voire de « punir » socialement un individu avant même toute action en justice (cf. Coldplay-gate)
- Elle est une preuve judiciaire : De plus en plus, les enregistrements amateurs sont versés aux dossiers judiciaires. Ils deviennent des pièces à conviction qui peuvent faire pencher la balance de la justice.
- Elle est une arme de pression et de chantage : La détention d’une image compromettante devient un levier de pression, un moyen d’exercer un chantage et de contraindre autrui.
L’image n’est plus neutre, elle n’est plus une simple représentation du réel, mais un outil actif, une arme que l’on déploie dans l’arène sociale et juridique.
La fin de l’anonymat public
Nous sommes entrés dans une ère de la preuve par l’image permanente où l’image est autonome sans besoin d’être le support du texte.
Chaque citoyen équipé d’un smartphone est un témoin potentiel, mais aussi un justicier ou un accusateur en puissance.
Cette réalité complexe nous oblige à repenser notre rapport à la vie privée, à la notion de justice et à la surveillance.


« Modern times », , Chaplin, 1936, irruption dans les toilettes du PDG et « The Truman show », Peter Weir, 1998
Du panoptique au smartphone: une surveillance décentralisée
Le Panoptique est un système de surveillance où l’architecture – une tour–, place les détenus dans un état de visibilité permanente pour l’observateur central.
Les prisonniers ne peuvent jamais savoir à quel moment ils sont réellement observés. L’intimité disparaît.
Analysé par le philosophe Michel Foucault comme système d‘influence, ce dispositif rend le pouvoir efficace par sa simple possibilité; forçant les prisonniers à intérioriser la discipline et à se surveiller eux-mêmes en permanence.


La surveillance permanente. « Rear windows », Hitchock, 1954
Ce qui a changé en 50 ans, c’est que la structure architecturale du Panoptique s’est nichée dans notre poche.
Ainsi, la potentialité permanente d’être vu et jugé nous pousse à une forme d’autocensure et de discipline. La peur « d’être sur les réseaux sociaux » pour un geste hors norme est une forme moderne et redoutablement efficace de l’intériorisation de la surveillance décrite par Michel Foucault.
Un nouveau statut
La menace par l’image via l’intentionnalité, l’immédiateté et la décentralisation du pouvoir est devenue une notion fondamentale qui est désormais au centre de la fonction de l’image.
- L’intentionnalité est passé de « montrer », être support du récit, à agir, influencer et modifier l’issue.
- L’irruption des smartphones à créé la possibilité pour l’image à être diffusée instantanément. Elle ne documente plus seulement « ce qui s’est passé », elle contrôle « ce qui est en train de se passer » et « ce qui va se passer. »
- Le pouvoir de « certifier » par l’image était vertical, d’une institution (journaux, État…) vers l’individu. Il est désormais décentralisé et horizontal, tout un chacun peut être source de preuve, ce que l’on qualifie de « sousveillance » (« surveillance par le bas ») – cf. Le Monde et cairn.info
Qu’est ce qu’il advient de la société lorsque tout le monde tient une caméra et orchestre le pouvoir de l’image?
Cette potentialité nouvelle de l’image est une nouvelle forme de menace invisible que l’image et chacun de nous détient et qui à tendance à uniformiser nos comportements et nos goûts afin de rester dans la norme.
