L’exposition de Demna chez Balenciaga mérite plus qu’une visite

C’est un hommage comme la mode en produit rarement. Et une fin de chapitre comme peu de créateurs peuvent s’en vanter.
Dans le silence ouaté de l’ancien hôpital Laennec du VIIᵉ arrondissement, au cœur même du siège de Kering, Demna Gvasalia orchestre sa propre sortie. Une exposition sans tapage, ni triomphalisme — mais qui dit tout de l’impact qu’il a eu, en dix ans, sur Balenciaga, sur le vêtement et sur la culture contemporaine.

Le dernier événement de ce type fut sans doute l’exposition dédiée à Marc Jacobs en 2012, célébrant la fin de ses quinze années chez Louis Vuitton qu’il avait transformée en marque de mode. Là aussi, un hommage qui avait pris place au musée du Louvre.

Les horaires des visites sont cadencés, toutes les demi-heures. Ainsi pas d’effet de foule et l’on se retrouve quasiment seul à pénétrer dans la nef de la chapelle qui précède l’exposition.
L’espace est immaculé, la musique solennelle et à gauche la chaire d’où semble vous observer le fantôme de Demna… tout invite au recueillement.

L’exposition débute dans le transept, par une série d’objets : pin’s, barre énergétique, bobine de fil, iPhone, ticket de métro… tous copies de leurs homologues réels. Ce sont les invitations des défilés Balenciaga, mais détournés par la matière utilisée (métal, plaquage or…) dans une démarche proche du ready-made.

Le parcours suit ensuite vers la droite, l’architecture en croix grecque du lieu. Ce tracé renforce la dimension rituelle de l’expérience présente tout au long de l’exposition. On avance pas à pas, sans hiérarchie apparente comme on explorerait une mémoire.

On plonge rapidement dans l’univers de travail de Demna et de ses équipes. Ce qui est donné à voir et à comprendre — grâce, notamment, aux explications vocales de Demna lui-même, souvent ponctuées d’une pointe d’humour — c’est un processus créatif.
On découvre les étapes de conception, les tensions, les logiques, les intuitions.

On saisit, par exemple, toute la complexité de conception de la sneaker Triple S, devenue point de bascule dans l’histoire du luxe. Immense succès commercial, cette chaussure, d’abord décriée, cristallise un renversement celui où se côtoient un nouveau public, une nouvelle posture, une nouvelle norme et qui à influencé toute une partie de l’industrie.

À travers cette décennie, on redécouvre combien Demna a su réinterpréter, avec intelligence, le style du Maître.
Dès le premier coup d’œil, on reconnaît la silhouette Balenciaga mais projetée dans notre contemporanéité. Les encolures basculées, l’allure, la sobriété chère à Cristobal.
Au-delà de l’imitation, Demna ne s’est fixé aucune limite, hybridant sportswear et couture, patrimoine historique et futur, hermétisme et culture de masse.

Il a fait du détournement sa marque de fabrique, ré-interrogeant le sens, presque à la façon dadaïste.

Demna, comme Chanel, Saint Laurent ou Tom Ford avant lui, a su décloisonner. Mais là où les autres élargissaient le territoire du style, lui questionne le vêtement lui-même, son rôle social, sa puissance symbolique, sa féralité (de luxe) — ce moment où il échappe à son créateur et pénètre les couches profondes de la culture.

Créateur qui n’a laissé personne indifférent. Son génie est d’avoir su mieux qu’aucun autre, synthétiser l’évolution de notre époque, de rendre la marque Balenciaga présente autant dans la dumb-fashion (cf. les capsules de bouteille de soda) que la Couture « savante » (le retour de la Couture).

Par ses audaces, ses transgressions, sa vision de ce que peut — ou doit — être la mode aujourd’hui, Demna a profondément influencé l’industrie.
Son travail s’est diffusé dans toutes les strates sociales. En quelques années Balenciaga est devenu aussi visible que le monogramme LV. Des trames du RER au tapis rouge, du champ de courses à la cour de récré, des salons feutrés aux rues populaires.

Ci-dessus, à gauche un des modèles synthétisant le style Demna, ou quand les détails du vêtement de travail (poche poitrine plaquée, patte de boutonnage en bas de manche…) rencontrent la Couture. A droite un modèle de 1953.

Il interroge nos comportements face à la mode, traduit les contradictions contemporaines. Demna capte autant l’hyper-tension de notre époque, notre capacité de fascination, notre goût du spectacle que notre désir de « safe place » et d’ancrage.
Sa mode joue des paradoxes, habille nos ambivalences, nous voulons être vus mais fondus au sein de la masse.

Avec brio il a mis en scène le dialogue entre la figure tutélaire de Cristobal Balenciaga et sa « vision nonchalante de la mode contemporaine ».

Mais en attendant que les chercheurs s’emparent de son travail qui est presque d’ordre anthropologique, cette exposition à la mérite de rendre accessible et de poser les bonnes questions.