EDU: Yves Saint Laurent, une marque anti-bourgeoise et scandaleuse !

Survol du cours réflexif #4 sur l’IMAGE

Pouvoir et la subjectivité de l’IMAGE.
L’IMAGE a d’abord été utilisée pour combler les aspects invisibles de notre quotidien dixit l’inventeur de la médiologie Régis Debray.
Ainsi dans l’Égypte antique, le Livre des Morts décrivait le royaume des morts, permettant ainsi de donner une représentation visuelle à un espace invisible.
L’IMAGE comble un vide et stimule notre imagination, contribuant ainsi à accroître notre connaissance.

CECI N’EST PAS UNE ŒUVRE D’ART

L’IMAGE, même imparfaite, tire sa force de son pouvoir de communication et de suggestion, sans dépendre des normes linguistiques.
Un enfant de trois ans, incapable de lire, peut décrire ce qu’il voit dans une IMAGE.
Pour illustrer cela, nous avons étudié les trompe-l’œil de la Renaissance, les tableaux impossibles de Magritte ou encore les IMAGES qui nient.
Nous avons immédiatement constaté que la ressemblance n’est pas nécessairement requise, comme en témoigne le tableau de Magritte intitulé « Le Blanc-Seing ». Les étudiant.e.s l’observe et décrivent une femme à cheval dans la forêt, puis réalisent simultanément l’impossibilité de cette IMAGE.
La pouvoir de suggestion fonctionne à plein régime, bien avant toute analyse ou lecture approfondie.

Le Blanc Seing, René Magritte, 1965

Les conventions visuelles sont acquises plus rapidement et ont peu changé en Occident (cf. « Le Plaisir des images », Maxime Coulombe). L’IMAGE établit un rapport analogique avec l’objet qu’elle représente, tandis que le langage est contingent et relatif.

Et la marque dans tout çà?
Les directeurs artistiques joueraient donc le rôle de passeurs bienveillants entre le client et la marque. Leur mission serait d’assurer l’équilibre entre degré et nature, tel que l’exprimait Bergson. In fine accroître l’adhésion à la marque sans en altérer la nature.
Prenons-nous à rêver, chaque campagne de communication devrait aspirer à être un tableau de Magritte, suscitant l’émotion et l’adhésion.

Quick study de la communication d’Yves Saint Laurent à travers les âges
En examinant la campagne de communication d’YSL de 2017 orchestrée par Anthony Vaccarello (controversée puis censurée), nous avons analysé le rapport degré/nature de celle-ci afin d’en estimer la pertinence.

Les mêmes obsessions nourrissent l’IMAGE de la marque Yves Saint Laurent

En étudiant l’ensemble de son patrimoine visuel, allant du logo de Cassandre, au graphisme du dessin du Maître, aux choix des couleurs, des mannequins, au style des photos et de la stratégie de placement des boutiques, nous avons conclu que le scandale était de toujours ancré dans son expression communicationnelle.

De la célèbre photo de 1971 d’Yves Saint Laurent posant nu devant l’objectif de Jeanloup Sieff, en passant par les robes inspirées par Thomas Wesselman, les collaborations avec le sulfureux Helmut Newton, le parfum Opium, le smoking pour femme ou encore la collection « Quarante », tout contribue à la dimension provocante de la marque, à l’opposé de Chanel. Toutes ces images ont progressivement bousculées de plus en plus barrières morales.

On peut ajouter que la sémantique accompagnant les produits (« Libre », « Opium », « Nu », « Champagne » pour n’en citer que quelques-uns) vient renforcer le propos de l’image (méthode vue lors des précédents cours cf. publicité Panzani décryptée par Roland Barthes)

Les campagnes de 2019 ou plus récentes, qui font appel à des artistes tels que Juergen Teller et Vanessa Beecroft (loin d’être des créateurs d’IMAGES consensuelles), affirment que cette marque cherche toujours à bousculer les conventions, à repousser les limites et à faire réfléchir son public, de la manière la plus chic qu’il soit, en créant des émotions, et repoussant sans cesse les frontières de l’expression artistique.

Première analyse
La campagne de 2017 semble respecter la nature de la marque et s’inscrit donc pleinement dans l’ADN d’Yves Saint Laurent.

Toutefois, le degré est lui devenu incontrôlable générant des prises de positions extrêmes.

Cependant la variable qui a suscité la censure n’est pas la nature des IMAGES, mais la diversité des publics.

En effet, autrefois, la cible était exclusivement limitée, nucléarisée à un public « bourgeois ». Cependant, avec la disponibilité croissante des produits qualifiés de « luxe accessible », il faut désormais faire face à de multiples communautés qui exigent d’être prises en compte, sous peine de manifestations.

Conclusion ouverte
Des marques de prestigieuses du secteur du luxe hésitent entre un go-between et un choix plus radical entre degré et nature pour définir leur IMAGE, car sous la pression des réseaux sociaux l’un va rarement avec l’autre.

« Faut-il créer une IMAGE de marque avec du sens ou un fort pouvoir de reproductibilité »?

UNTITLED, 2020, 60 x 40 cm, IMPRESSION TIRAGE PIGMENTAIRE, PAR PURIENNE

Ressources (pour compléter le débat)

  • « Le Plaisir des images », Maxime Coulombe
  • « Vie et mort de l’image », Regis Debray
  • L’image peut-elle nier? », Sémir Badir et Maria Giulia Dondero, Presses universitaires de Liège, 2016
  • Le Mariage De Minuit, René Magritte, 1926
  • Le Peintre Et Sa Femme, Le Maître De Francfort,1496
  • Collage 166, Karel Teige, 1942
  • La Trahison Des Images, 1928–1929, René Magritte
  • La Danse, Alfons Mucha, 1898
  • Elsa Peretti As A Bunny, New York, Helmut Newton, 1975
  • The Dancer, Egon Schiele, 1913
  • Patti Smith, Robert Mapplethorpe, 1975
  • Le Blanc Seing, René Magritte, 1965
  • Objet Impossible, Le Blivet, 1964
  • John Baldessari, Green Kiss/ Red Embrace (Disjunctive), 1988
  • John Baldessari, Plant And Lamp (B+Y; Y+B), 1998
  • John Baldessari, Person On Bed (Blue): With Large Shadow (Orange) And Lamp (Green), 2004
  • John Baldessari x Mario Sorrenti Pour W Magazine, 2007
  • John Baldessari x Yves Saint Laurent FW 2014
  • YSL x Tom Wesselman, 1968
  • Tom Wesselmann (1931-2004), Great American Nude, #57, 1964
  • Anthony Vaccarello Campagne Saint Laurent, 2017
  • Untitled (Cowboy), Richrd Prince, 1989 Photo Sam Abell
  • New Portraits, Galerie Gagosian, Nyc, 2014
  • Midjourney, Stable Diffusion, Dall-E
  • Bergson, Mémoire-habitude et mémoire-image

Sylvie Vartan | revue de mode

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Sylvie Vartan dingue de mode… attestée par cette publication de Paris Musées consécutive à une exposition sise au Musée Galliera d’octobre 2004 à février 2005…

Au mitan des années 60, celle que l’on appelait « Sylvie », est à la fois star de la chanson française, reconnue aux Etats-Unis comme « la jeune française idéale », muse pour les maisons Christian Dior, Nina Ricci ou Guy Laroche, mais aussi une créatrice de mode et une future femme d’affaires.

Grace à son image, au début des années 60, Sylvie Vartan tisse un lien entre les générations, de la Haute Couture au Prêt-à-porter naissant. Elle pose autant pour la maison Jean Patou que pour Prisunic (dont la direction artistique est alors assurée par Denise Fayrolle, future fondratrice de l’agence MAFIA avec Maïmé Arnodin).

Elle créera sa première collection en 1965, sera distribuée au cours des ans au Bon Marché, chez Franck & Fils et au Printemps. Elle ouvrira plusieurs boutiques en France (dont une à Paris avenue Victor Hugo) et en Belgique. En 1970 pour sa 9e et dernière collection ce n’est pas moins de 150 distributeurs qui commercialisent ses collections.

Les collections qu’elle élabore avec les stylistes « montants » de l’époque (Emmanuelle Khanh, Christiane Bailly) adoptent son style empreint de sagesse et de nouveauté. A travers ses créations elle vise les gens de sa génération et complète ses tenues avec des accessoires souvent ludiques.

A l’instar d’Axelle Red, dont je parlais ici, Sylvie Vartan est plus qu’une « fan de mode ». Tout comme la chanteuse d’origine belge, Sylvie Vartan a conservé, depuis le début de sa carrière, l’essentiel de sa garde robe. La porter aux yeux du public fut un précieux hommage à tout ceux qui l’ont accompagné: d’Yves Saint Laurent à Jean-Paul Gaultier en passant par Gianfranco Ferré, Marc Bohan, Bob Mackie, Michel Fresnay, Helmut Newton, Guy Bourdin, Jean-Marie Périer…

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Pierre et Gilles, Nuit de Neige, 1994

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Pierre et Gilles, Comme un garçon, 1996

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Nashville, 1963, par Jean-Marie Périer – Robe de Marc Bohan pour Christian Dior, 1964

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Collaboration entre le fabricant de montres Kelton et Sylvie Vartan, 1969 – Lunettes de soleil création Sylvie Vartan, 1968

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Concert à l’Olympia, 1968, création Yves Saint Laurent

Comme elle expliquera plus tard, la maison Saint Laurent était déjà  très Catherine Deneuve; « il ne pouvait y avoir deux blondes ». Sylvie Vartan portera alors Christian Dior à la ville et Yves Saint Laurent sur scène.

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Sylvie Vartan et son fils David Hallyday, 1968, Marc Bohan pour Christian Dior – Essayage avec Yves Saint Laurent, 1970

Les ré-interprétation du costume de Colombine (en haut à gauche ou ci-dessous), il y en eu plusieurs, sont parmi les pièces préférées de la chanteuse. A mi-chemin entre le costume de scène qu’elle affectionnait particulièrement (Sylvie Vartan voulait avant de chanter, faire du théâtre) et la robe de soirée.

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Pochette du 33 tours « De choses et d’autres », 1982, Marc Bohan pour Christian Dior

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Fac-similé de la revue du célèbre club parisien le Golf Drouot, 1965

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Marie Claire, 1964

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Robe de la première collection de Sylvie Vartan, 1966 – Robe-pull, Elle, création Sylvie Vartan, 1968

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Vogue, janvier 1973, Guy Bourdin – Elle, décembre 1970, Helmut Newton – Vogue, novembre 1969, Jean-Loup Sieff – Elle, décembre 1970, Helmut Newton

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Elle, décembre 1966 – Elle, août 1967

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Palais des sports, 1982, robe de Bob Mackie – Vogue, novembre 1972, combinaison Yves Saint Laurent

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Concert de la Nation, 1963, robe d’Arlette Nestat pour Real – Pochette du 33 tours « Aime-moi », 1970, photo Jean-Marie Périer

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Pochette du 33 tours « La Maritza », 1968, robe Yves Saint Laurent

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Vogue, mars 1974, photo Guy Bourdin – Vogue, avril 1973, photo Peter Knapp

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Robe de Michel Fresnay, 1977 – Justaucorps et cape de Bob Mackie, 1983

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Pochette du 33 tours « J’ai un problème », 1973, Yves Saint Laurent – Pochette du 33 tours « Sylvie Vartan, Show Palais des Congrès », 1975, veste de Michel Fresnay

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Veste et pantalon, North beach leather shop, 1973 – Combinaison Yves Saint Laurent, 1970 – Robe Yves Saint Laurent, 1970

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Défilé de la 3e collection, création Sylvie Vartan, 1966 – Cannes, 1974

 

LA PETITE ROBE NOIRE DE SAGAN

JE VIENS DE TERMINER LA LECTURE D’UN PETIT CARNET DE FRANÇOISE SAGAN…

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ÉDITÉ AUX ÉDITIONS DE L’HERNE, LA PETITE ROBE NOIRE (ET AUTRES TEXTES) EST UN ENSEMBLE DE TEXTES LIBRES PUBLIÉS DANS VOGUE, ELLE, ÉGOÏSTE.

SOUVENIRS, RENCONTRES, RÉCITS D’AMITIÉ, TÉMOIGNAGES D’UNE ÉPOQUE, ON Y CROISE UNE ISABELLE ADJANI (ÉPOQUE SUBWAY), UN HELMUT NEWTON AMOUREUX, BETTINA OU UN POIGNANT RUDOLF NOUREEV. PARMI CES ÉCHANGES AVEC CES GENS EXCEPTIONNELS, IL Y A LE RÉCIT ÉMOUVANT ET PASSIONNANT D’UNE APRÈS-MIDI PASSÉE AVEC YVES SAINT LAURENT, DONT VOICI QUELQUES EXTRAITS:

– « QU’EST-CE QUI DÉCLENCHE UNE ROBE ? »
ET SAINT LAURENT SUR TON D’ÉVIDENCE :
« UN GESTE. TOUTES MES ROBES VIENNENT D’UN GESTE. UNE ROBE QUI NE REFLÈTE OU NE FAIT PAS PENSER À UN GESTE N’EST PAS BONNE (…) »

« UNE FEMME (…) IL Y A TROIS ANS, M’A TOUT APPRIS SUR LE BIAIS (…). LA PREMIÈRE ANNÉE C’ÉTAIT L’ANNÉE, TU SAIS OÙ TOUTES MES ROBES SONT DEVENUES FOLKLORIQUES, GONFLÉES, RUSSES, ETC. LES JOURNALISTES ONT PARLÉ DE L’INFLUENCE RUSSE, DU GOÛT DE L’EXOTISME, DU BAROQUE, ETC. EN FAIT J’AVAIS SIMPLEMENT APPRIS LA PRATIQUE DU BIAIS. »

OU ENCORE SUR LA MODE UNISEXE
« (…) JE SAIS, JE PRESSENS, QUE DANS CETTE PASSION, CETTE UNIFORMITÉ DES GENS JEUNES À S’HABILLER TOUS PAREILS, IL Y A LÀ UNE IDÉE, QUELQUE CHOSE QUE JE FINIRAI PAR TROUVER, SI CE N’EST À FAIRE. »

LA PETITE ROBE NOIRE EST UN PETIT RECUEIL DE 85 PAGES QUE JE CONSEILLE À TOUTE PERSONNE INTÉRESSÉE PAR LA MODE, FRANÇOISE SAGAN OU LES DEUX.


LIRE ÉGALEMENT CET ANCIEN BILLET.

Jean Widmer, un graphiste à la mode

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Jean Widmer, co-édition de la maison du livre, de l’image et du son – les Éditions du Demi-Cercle

Quelques images et extraits d’un livre consacré à l’éminent graphiste Jean Widmer.

Pourquoi Jean Widmer ?

Parce qu’au travers de ses différentes collaborations, il a beaucoup fait pour la mode, son style, constamment renouvelé, moderne, rigoureux et classique a traversé le XXe siècle et reste aujourd’hui une référence absolue.
Né en 1929 en Suisse (Frauenfeld), il fait ses études sous la direction de Johannes Itten* (rien que çà !), ancien enseignant au Bauhaus. Il arrive en France en 1953 où il termine sa formation à l’École des Beaux-Arts. Avec d’autres créateurs suisses, il participera à la création de ce que l’on appelle communément l’École Suisse, « privilégiant la visibilité de l’information en exploitant le fonctionnalisme comme forme esthétique » (Margo Rouard-Snowman). Jean Widmer est un puriste, le sens de la composition graphique devant primer sur tout artifice visuel.

Les Galfa (1959-1961)

Jean Widmer va être le directeur artistique des Galeries Lafayette durant cette période(1) qui correspond, vous l’aurez noté, à l’avènement du prêt-à-porter, mais aussi de la publicité. Pendant deux ans il va contribuer à la mise en place d’un univers commun à tous les produits, d’une identité forte et radicalement nouvelle(2) pour la grande enseigne parisienne.

Ci-dessous annonce presse pour les Galeries Lafayette, tirée d’un poème calligramme d’Apollinaire

 

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L’univers créé par Jean Widmer prétend montrer au consommateur que les Galeries sont le lieu où se fait la mode, sans pour autant montrer le vêtement. La composition graphique ci-dessous laisse plus de place à l’animation typographique qu’au mannequin lui-même, placé en bas à gauche dans une posture presque comique et dont l’ « accessoire-parapluie », tel une flèche, semble indiquer la direction que doit prendre notre regard : le texte, la poésie d’Apollinaire(3). Le style de vie et l’image que promeut l’enseigne priment sur le produit.

Ci-dessous annonce presse pour les Galeries Lafayette.

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Un vêtement au volume moderne de l’époque, un mannequin-vitrine, une typographie est très travaillée, façon affiche Dada (cf « Le cœur à barbe« ). La typographie véhicule le message aux choix multiples et qui se veut être d’avant-garde. Les lettres occupent l’espace, débordent, venant même se superposer au mannequin. Le message passe : demain il y aura profusion de modes et d’accessoires de mode élégants aux Galeries Lafayette.

Fond uni et jeu typographique définissent un style, voire une « charte » graphique qui la lie avec l’affiche précédente, un univers se crée.

Ci-dessous papier cadeau pour les Galeries Lafayette

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Jean Widmer influencé peut-être par les dadaïstes Kurt Schwitters et Théo van Doesburg qui ont dessiné l’affiche ci-dessous en 1922

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Jardin des Modes (1961-1969)

Jean Widmer est pendant huit ans directeur artistique et photographe de ce magazine devenu mythique. S’inspirant des courants artistiques du XXe siècle (Dada, Pop Art, lettrisme-hypergraphie etc.) il développe autour d’une esthétique du détournement, de l’humour et de l’émotion auxquels se mêlent le graphisme, la photographie et bien sûr la typographie, une nouvelle mise en page en rupture avec le modèle classique du magazine de mode.

Le magazine, que j’ai connu à la fin des années 90, avait su garder le souffle de ses précédents directeurs artistiques : certaines pages « auraient pu » être du Widmer. Résolument transversal, ce magazine mêlait tous les mois architecture, design, cinéma, art et mode ; il m’a fait comprendre que la mode ne se limitait pas à la hauteur de l’ourlet.

Jardin des Modes, janvier 1967

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série de photo « strip-tease » de Jean Widmer pour la couverture du magazine allemand Twen, précurseur de Nova.

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Ci-dessous annonces presse, sans suite

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Mêmes remarques que sur les affiches précédentes. On note l’omniprésence très graphique du noir et blanc, l’importance de la typographie, son jeu avec la photo et des idées qu’elle indique (20 ans, élégance des mille et une nuits, etc.)

Extrait n°1

Les années 60, par Thierry Grillet

« Chez Jean Widmer, l’aventure Jardin des Modes prend les allures d’une véritable traversée emblématique d’une décennie capitale, Les années 60 accompagnent, en effet, l’émergence d’une culture de la consommation, et certaines revues, comme Jardin des Modes, en France, ou Twen, en Allemagne vont capter et faire progresser cet esprit nouveau, Aussi, lorsque Jean Widmer s’attelle à la rénovation du Jardin des Modes (en avril 1961), il se « libère » et peut affirmer des choix esthétiques nouveaux. Cette liberté nouvelle profite, en outre, de la grande souplesse formelle qu’autorise un journal où s’est déposée, en couches sédimentées, une puissante culture visuelle.

Depuis son origine, dans les années 20, Jardin des Modes perpétue dans l’intention de son fondateur, Lucien Vogel, l’idéal qui avait été celui de la Gazette du Bon Ton. une ébouriffante société de rédacteurs-écrivains et princesses russes désargentées côtoie dans les pages du magazine les figures majeures de Dufy, de Van Dongen, de Pierre Brissaud et de bien d’autres encore.

Dans les années 60, son directeur, Rudi d’Adler, souhaite le réactualiser. Ce journal de « dames » va devenir, avec Jean Widmer, un journal de « femmes ». La métamorphose intervient juste au moment où la haute couture commence, avec Cardin, Courrèges, Yves Saint-Laurent, à jouer les gammes intermédiaires du prêt-à-porter de luxe. Dans ce contexte, l’arrivée de Jean Widmer paraît mettre en équation le Jardin des Modes et lester le frivole dans l’épaisseur d’une raison graphique. Mise en pages rigoureuse où chaque élément trouve sa place, où l’unité graphique est préservée d’un numéro il l’autre. Mais surtout conscient de la part croissante que les médias joueront dans les années à venir, Jean Widmer impose une nouvelle typographie du titre et le traitement ostentatoire de la première de couverture, et la transforme de fait en véritable « affiche », le Jardin des Modes acquiert alors une dimension de « manifeste ».

Manifeste d’introduction à un nouvel âge de la mode, qui, après avoir longtemps gravité dans les nébuleuses éthérées d’une haute-couture pourvoyeuse des modèles mythiques, finit par s’incarner dans les mille et une scènes d’un quotidien accessible. Jean Widmer renonce à la représentation de la mode pour promouvoir une mode en représentation. Du concept à la substance: le défilé de femmes-présentoir cède le pas à des instantanés de femmes.

Le Jardin des Modes ne propose plus désormais à ses lectrices le vêtement qu’elles pourraient rêver de porter, mais une idée de la femme qu’elles pourraient être. Le rapport de la mode au monde gagne en épaisseur culturelle, et les « petits tailleurs pour le soir » portés par de jeunes dames sages s’enrichissent en « air de mai », ou en « mode à deux » … Du mythe de la distinction absolue, réservée à un cercle restreint, à la revendication collective d’un nouvel art de vivre au présent, toute la création est réinterprétée. Ainsi pour une page « tissus » – de même qu’autrefois madame Schiaparelli s’était inspirée du passage à Paris du cirque Barnum and Bailey pour ses collections – Jean Widmer puise-t-il dans le cinéma et les « mania » de l’époque les éléments d’une composition contemporaine. Enserrés dans des griffes d’oiseaux, quelque peu hitchcockiens, des morceaux d’étoffes lacérés se retrouvent, plus loin, accrochés aux dents d’un large peigne, symbole alors du « temps des Beatles. »

Extrait n°2

« Vaillamment épaulé par Éléonore Latzarus, qui prend en charge tous les problèmes d’organisation, il s’entoure de graphistes, et fait travailler les plus jeunes comme Roland Topor, Toni Ungerer, Folon, Bruno Suter et d’autres dans la rubrique « Les idées flèches de Nicole Bamberger ».

Mettant en œuvre la leçon américaine qu’il a reçue de l’ancien directeur artistique de Harper’s Bazaar, Alexey Brodovitch, qu’il a rencontré lors de son voyage à New York, Jean Widmer, avec des photographes comme Harry Meerson, Helmut Newton, Frank Horvat, Jean-Loup Sielf, Bob Richardson, souscrit à un nouvel art de voir et contribue à une fantastique mondialisation des modes : l’intercontinental circus du regard haut de gamme diffuse un art de vivre international et secoue de sa torpeur la presse féminine.

Ci-dessous photos Jean Widmer, robe « Pop-Art » d’Yves Saint-Laurent

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Dans cette course poursuite au temps présent, chaque mercredi après-midi, Jean Widmer ouvre son atelier à de jeunes photographes. Banc d’essai où se révèlent, entre autres, Jean-François Jonvelle, Sacha, Rolf Bruderer, Gilles Bensimon, Chantal Wolf, Beni Trutmann, Jean Widmer lui-même signe quelques natures mortes qui participent à l’évolution de la photographie. Il y laisse apparaître une légèreté qui contraste avec la rigueur, parfois « algébrique », de son travail graphique. Avec un sens ironique du collage, « la nappe tout à trous », délicieuse broderie anglaise, rivalise, dans une de ses natures mortes, avec un gigantesque morceau d’emmenthal. Avec un sens audacieux de contemporain, les compositions de Jean Widmer paraissent imprégner l’esprit des années 60 : la robe de Yves Saint-Laurent sur laquelle se dessine un profil, est « collée » près du feu arrière, grandeur nature, d’une Cadillac qui rappelle les peintures pop art de Lee Bontecou.

Une couleur érotique enveloppe parfois la présentation des collections: la série « strip-tease », qu’il réalise alors pour des maillots de bain, sera plusieurs fois achetée, et reprise en couverture par le magazine Twen. »

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Jean Widmer a ensuite fondé son agence Visuel Design et à conçu de nombreuses identités visuelles (Centre Georges Pompidou, la ville de Berlin, etc.), mais aussi la signalétique des Autoroutes du Sud de la France.
Pour en savoir plus

A lire l’Art de la couleur, ouvrage référence sur la théorie des couleurs

(1) Anecdotes transversales : on notera que pendant ces deux ans, l’illustrateur affichiste Cassandre dessinera le logo d’Yves Saint Laurent et que Denise Fayolle prendra la direction du département Publicité, packaging et esthétique industrielle de Prisunic. Denise Fayolle qui quelques années plus tard fondera avec Maimé Arnodin le bureau de style Mafia.

(2) Ses innovations seront tout de même contraintes aux règles de l’activité commerciale et finiront par lui donner envie de quitter le secteur.

(3)  » il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir / c’est vous aussi qu’il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes / et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires / écoute s’il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique / écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas. » Un poème un brin surréaliste, qui en 1960 a heurté quelques sensibilités commerciales…