
Dans un système où le calendrier dicte la création, la mode semble tourner sur elle-même. Entre la course au spectacle et la fatigue des créateurs
Vous connaissez comme moi cette lassitude face à un calendrier qui ne semble jamais s’arrêter ?
Si oui, vous souffrez probablement de Fashtigue mot-valise qui décrit parfaitement l’épuisement face à une industrie de la mode devenue une machine frénétique.
Je me suis librement inspiré de l’article de Stephanie Dieckvoss, « A brief history of contemporary art fairs », 2021 et crée un parallèle entre la Fairtigue du monde de l’art qu’elle décrit et ce que je nomme Fashtigue dans la mode. Les deux systèmes en effet, partagent une structure événementielle, une hiérarchie dominée par des géants et une course effrénée qui épuise autant les créateurs (remember McQueen, Galliano, Simons…) que les consommateurs.
Des salons feutrés à la grand-messe mondiale de la mode
Tout commence à Paris, à la fin du XIXe siècle. Charles Frederick Worth fait défiler des vêtements sur des mannequins vivants pour une poignée de clientes fortunées. L’acte de montrer devient aussi essentiel que celui de créer. L’intimité initiale du salon s’efface peu à peu au profit de la mise en scène.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, les grandes capitales s’organisent. New York inaugure sa Press Week en 1943, réunissant créateurs et journalistes, suivie par Milan (1958) et Londres 1984).
Paris entérine son calendrier de prêt-à-porter en 1973 avec la création de la Fédération Française de la Couture.
La mode se structure comme un système fermé et hiérarchisé. Le rythme s’intensifie et les « Big Four » (Paris, Milan, Londres, New York) sont nés.
Le rendez-vous devient alors rituel, presque sacré.
L’arrivée des titans : quand les grands groupes ont changé les règles
Le véritable tournant a eu lieu dans les années 90. De grands groupes de luxe, LVMH et Kering (alors PPR) en tête, ont commencé à racheter les maisons de couture historiques.
Avec leur puissance financière, ils n’ont pas seulement acquis des marques, ils ont redéfini les règles du jeu. Les défilés sont devenus des super-productions dignes d’Hollywood.
Dans ce nouvel ordre, le directeur artistique, autrefois visionnaire d’une maison, est devenu un employé de luxe, un mercenaire interchangeable, dans un système de captation, jugé sur sa capacité à créer le buzz et à faire grimper les ventes.
La place pour les indépendants, elle, s’est drastiquement réduite, écrasée par l’ombre de ces géants qui occupent tout l’espace médiatique et commercial.
Le règne du spectaculaire
À l’aube des années 2010, la mode entre dans une nouvelle ère, celle de l’immédiateté. Les réseaux sociaux transforment les défilés en dispositifs de communication planétaires.
Le système s’emballe dans une surenchère folle. Les défilés deviennent des spectacles coûtant des millions pour un moment Instagram: plages artificielles, simulation d’espace de supermarché, défilé sur la muraille de Chine…
Simultanément le rythme devient insoutenable : aux collections principales s’ajoutent les pré-collections (croisière, pré-all), les capsules, les drops, les collaborations…
Ce système épuise tout: la créativité des studios, les ressources de la planète et notre capacité d’attention.
L’émergence d’une contre-scène
En marge de cette frénésie, des alternatives ont vu le jour. Des scènes plus authentiques sont apparues.
Ainsi la Copenhagen Fashion Week, la Lagos Fashion Week, ou FashionClash aux Pays-Bas célèbrent la mode comme une forme d’art, engagée pour la durabilité. Révèlent des créativités et des savoir-faire que le système dominant ignore.
Ces initiatives rappellent que la mode peut être autre chose qu’un produit de consommation rapide.
Reset la mode
La pandémie de 2019 a imposé une pause forcée, un « reset » qui a mis en lumière les absurdités de ce système et la nécessité de le repenser (digital, hybride…)
La Fashtigue n’est pas une simple lassitude, c’est aussi le symptôme d’un système qui a poussé ses limites, exsangue.
Les défilés-spectacles ont repris depuis longtemps et lors de la dernière Fashion Week parisienne, l’attention s’est déplacée: moins sur les vêtements que sur ceux qui les signaient. Les propos ici et là et dans les médias officiels se demandaient qui de Matthieu Blazy, JW Anderson, Glenn Martens ou Pierpaolo Piccioli allait remporter la Coupe?
Mais la vraie question n’est-elle pas: quelle mode nous voulons vraiment pour demain?
